OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Petite expérience de laboratoire sur l’information d’aujourd’hui http://owni.fr/2011/02/08/petite-experience-de-laboratoire-sur-l-information/ http://owni.fr/2011/02/08/petite-experience-de-laboratoire-sur-l-information/#comments Tue, 08 Feb 2011 17:00:49 +0000 Marc Mentré http://owni.fr/?p=45535 Prenez une bonne centaine de blogueurs, de spécialistes des médias et des réseaux sociaux, enfermez-les une grosse heure avec un spécialiste des médiaux sociaux, en l’occurrence Clay Shirky, laissez-les twitter pendant la séance, attendez qu’ils interviewent, puis bloguent leurs compte-rendus, commentaires et réflexions… Vous obtenez au bout du compte une parfaite expérience en laboratoire de ce qu’est l’information aujourd’hui, comment elle se construit et se diffuse.

Ce mardi 1er février 2011, vers 10 heures du matin, j’ai longuement hésité avant de cliquer sur le bouton bleu pour « publier » mon post rendant compte de la conférence de Clay Shirky, qui s’était tenue la veille chez Microsoft. Mon interrogation était la suivante: était-il nécessaire de publier ce compte-rendu alors que déjà plusieurs autres avaient déjà été publiés, et que la veille le débat avait été largement tweeté? Bref, la sensation très désagréable d’arriver « comme les carabiniers ». Du coup, il m’a semblé nécessaire de réfléchir à ce qu’est l’information à l’ère de l’instantanéité de sa production et de sa diffusion. Il m’est apparu que la conférence de Clay Shirky était un moment « chimiquement pur », une expérience de laboratoire, qui permettait cette réflexiion

Tout d’abord, le champ et le lieu de l’expérience. Nous sommes entre 100 et 150 personnes [un public en large majorité masculin] réunies ce 31 janvier à 8h30 du matin, dans la salle de conférence d’un immeuble neuf, à Issy-les-Moulineaux, en banlieue parisienne. Nous sommes chez Microsoft. L’invitation a circulé sur Facebook. On lit ici l’importance prise par les réseaux sociaux, en particulier Facebook, pour l’organisation de ce type de manifestation, en particulier si l’on souhaite élargir le public que l’on veut toucher. Mais ici j’enfonce une porte ouverte.

Pour un journaliste, oublier son smartphone est désormais une faute professionnelle

Plus intéressant, le public, ou plus précisément les participants qui ont twitté pendant la conférence. J’en ai recensé 69, dont seulement 16 journalistes [apologie: j'ai fait baisser la moyenne "journaliste", n'ayant pas mon smartphone sur moi; je considère d'ailleurs avoir commis de ce fait une faute professionnelle]. L’éventail des métiers représentés est très large, puisqu’on trouve pêle-même, des designers, des spécialistes du SEO, des « trend trackers », des community managers, des web marketing managers, des analystes en médiaux sociaux, des chefs d’entreprise…

L’information produite pendant la conférence —appelons-là « information instantanée », ou « information brute »— l’a donc été essentiellement par des non journalistes. Pourtant, tous les tweets que j’ai lu —et relu— en les confrontant à mes notes, me paraissent de bonne qualité. Les phrases de Clay Shirky, ses expressions ont toujours été relevées et citées de manière précise et les commentaires toujours appropriés. La coproduction de l’information selon un mode Pro-Am [comprendre journalistes professionnels et non journalistes] s’est avérée dans ce cas précis fructueuse et efficace. Sans doute, pourra-t-on dire qu’il est difficile de généraliser le constat dressé à cette occasion: le public venant assister à une conférence de Clay Shirky en anglais est un public averti.

Il n’empêche, dans la production d’information brute, les journalistes ont perdu leur monopole. Ils sont concurrencés en qualité et en rapidité. Peut-être est-ce là encore enfoncer une porte ouverte, mais je ne suis pas certain que tous les journalistes aient intégré cette réalité.

69 personnes totalisent 190.000 followers

Le plus spectaculaire tient sans doute à la diffusion massive de cette information. Les 69 personnes qui ont twitté pendant cette conférence rassemblent quelque 190.000 followers! Un chiffre énorme. Il l’est d’autant plus qu’il faudrait aussi prendre en compte dans un deuxième temps, les retweets, et recenser aussi les followers des personnes qui retweetent. Bref, analyser les « ondes d’informations » qui se propagent ainsi, de retweet en retweet, sur l’Internet, et qui se diffusent dans des réseaux distincts [même s'ils se chevauchent en partie]: marketing, spécialistes du SEO, publicitaires, community managers, journalistes, etc.

Bien sûr, il faut relativiser. Les 190.000 followers n’avaient pas tous le nez collé sur l’écran de leur smartphone ou de leur ordinateur (ou de leur tablette) pendant toute la durée de la conférence. Mais qu’importe, cela illustre à quel point Twitter est devenu un outil majeur de diffusion de l’information. À quel point aussi une poignée de personnes en raison du nombre de leurs followers sont devenues des « médias à elles seules ». C’est le cas de MissPress avec ses 50.000 followers, d’Alice Antheaume qui en compte près de 44.000 et de Versac qui « plafonne » à 32.000. Les 66 autres twitternautes que j’ai recensé ne comptaient « que » 63.000 followers. Un chiffre qui masque de grandes disparités: 16 comptent moins de 100 followers et 5 plus de 4.000 followers.

Les blogueurs entrent en piste

Lorsque s’achève la conférence de Clay Shirky, l’information est donc déjà produite et largement diffusée [et je ne parle pas des "live vidéos", qui permettent aussi de diffuser l'information en direct]. Il s’agit certes d’une information brute, qui mérite d’être complétée et mise en perspective, mais le temps n’est plus à l’information instantanée; les blogueurs entrent en piste.

Il se trouve que tous ceux que j’ai recensé [Alice Antheaume, Gilles Bruno, Francis Pisani, Eric Scherer et Vincent Truffy] sont journalistes, mais les compte-rendus seront tous publiés sur des blogs et non sur des sites, à l’exception de celui de 20 Minutes. L’explication en est simple: les notions et concepts abordés par Clay Shirky, en dépit de ses talents de pédagogue, sont relativement complexes et difficilement transmissibles au grand public.

En fait, un compte-rendu de cette conférence, trouvait plus facilement [je serais tenté de dire "plus naturellement"] sa place sur un « blog expert » que sur un site, y compris dans la rubrique médias. Mais cet « aiguillage » n’est pas neutre: elle traduit de la part des sites d’information soit un renoncement à s’emparer d’une information complexe pour la porter à la connaissance du grand public [ce à quoi n'a pas renoncé 20minutes.fr], soit plus prosaïquement la décision de ne pas traiter une information jugée mineure face une actualité débordante [ce jour-là le trône de Moubarak chancelait].

La difficulté —sur un site— tient en effet à trouver « un angle » qui permette de traiter cette information complexe et jugée « mineure » [la question de la hiérarchie de l'information mérite un post et un débat], mais intéressante, avec l’actualité. C’est à cette difficulté que s’est confronté 20minutes.fr, qui après avoir « ouvert » l’entretien vidéo avec Clay Shirky par une question sur les lolcats, a ensuite enchaîné par des questions sur les libertés sur Internet et sur l’impact du web sur la politique et la manière de gouverner, avec en illustration les événements d’Égypte, et la décision du gouvernement de ce pays de « couper l’Internet ».

Il n’est plus question de fidélité. Seule compte la rapidité

Sur un blog, il en va différemment, puisque le blogueur est seul maître de ses choix et surtout s’adresse à un public a priori intéressé par les sujets abordés, et qui souvent a une expertise proche ou équivalente de la sienne (si ce n’est supérieure).

C’est ici qu’entre en jeu un autre élément du système d’information tel qu’il fonctionne à l’heure actuelle.

Imaginons un internaute lambda, intéressé par la question des médias. Il suit donc un certain nombre de blogs spécialisés. Il sera abonné à leurs flux RSS et suivra sur Twitter les blogueurs spécialisés. Dès le matin du 31 janvier, il aura donc été informé de l’essentiel des propos de Clay Shirky. Il va attendre un compte-rendu, et peu importe qui le produise. En situation de concurrence parfaite [ce qui est le cas à propos du compte-rendu de la conférence de Clay Shirky] il lira celui qui sera mis en ligne le premier.

Ceci n’est pas une question de fidélité à tel ou tel blog ou tel tel auteur en particulier, mais au fait que l’information est désormais automatiquement diffusée sur les réseaux sociaux [Twitter et Facebook notamment] qui jouent une rôle d’alerte. Par le jeu des flux RSS, des tweets et des retweets, notre internaute saura donc quasi instantanément qu’un compte-rendu de la conférence a été publié, et il lui suffira de cliquer sur un lien, pour obtenir l’information [dans ce cas un compte rendu].

Il faut donc se représenter qu’aujourd’hui, dans un un système d’information partagée, lorsque l’on est le cinquième à publier un article sur le même sujet on est pas ou peu et mal lu. L’effet de fraîcheur est perdu. L’internaute aura inévitablement un sentiment de redite. C’est pour cette raison que ce mardi 1er février au matin, j’ai longuement hésité à publier mon post sur la conférence de Clay Shirky.

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Publié initialement sur le blog de Marc Mentré, The Media Trend, sous le titre “La conférence de Clay Shirky, une expérience de laboratoire sur l’information aujourd’hui”
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Crédits photos via Flickr: Clay Shirky par Joi Ito, cc-by ; Clay Shirky à la conférence d’Issy-les-Moulineaux par Samuel Huron, cc-by-nc-nd ; Twitter by Tsevis, cc-by-nc-nd

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6 questions sur WikiLeaks, le Napster du journalisme http://owni.fr/2010/12/04/6-questions-sur-wikileaks-le-napster-du-journalisme/ http://owni.fr/2010/12/04/6-questions-sur-wikileaks-le-napster-du-journalisme/#comments Sat, 04 Dec 2010 15:18:33 +0000 Olivier Tesquet http://owni.fr/?p=38075 Près d’une semaine après le début de leur mise en ligne, les mémos diplomatiques révélés par WikiLeaks continuent d’agiter le landerneau politico-médiatique. Alors que les précédentes fuites orchestrées par Julian Assange étaient vite circonscrites – le bruit sourd était suivi d’un silence de mort -, cette nouvelle publication fait durer l’acouphène, et les oreilles n’ont pas fini de siffler. En choisissant d’échelonner la sortie des documents en sa possession, le site s’impose comme le Napster du journalisme, la première mouture imparfaite d’un outil voué à changer la face d’une profession, sinon deux: celle du journalisme, et celle de la diplomatie. Comme Napster, WikiLeaks a ouvert la boîte de Pandore en imposant un intermédiaire en marge du système. Comme Sean Parker, Julian Assange est un homme avec une vision. Comme lui, il a plein d’excès. Retour sur six jours de débats passionnés en six questions.

Transparence = totalitarisme, vraiment?

NON. “La transparence absolue, c’est le totalitarisme”. Nicolas Sarkozy, François Baroin, Hubert Védrine, tous ont agité la formule comme un chiffon rouge pour fustiger la nouvelle fuite coordonnée par WikiLeaks, et l’irresponsabilité qui consiste à mettre en ligne 250.000 mémos classifiés par le département d’Etat américain. A la vérité, la paternité de cet élément de langage devrait même être revendiquée par Henri Guaino. En septembre 2009, le conseiller du président de la République s’était emporté contre le web, accusé d’offrir une caisse de résonance disproportionnée à “l’affaire Hortefeux” (les arabes, les auvergnats, quelques problèmes):

La transparence, ça veut dire qu’il n’y a plus d’intimité, plus de discrétion [...]  Pour l’instant nous n’avons pas appris collectivement à nous servir de la meilleure façon des nouvelles technologies de communication. Internet ne peut être la seule zone de non-droit, de non-morale de la société, la seule zone où aucune des valeurs habituelles qui permettent de vivre ensemble ne soient acceptées. Je ne crois pas à la société de la délation généralisée, de la surveillance généralisée.

Quel rapport? Ce flash-back permet de comprendre pourquoi le débat est aujourd’hui mené à contretemps. Moins que le contenu, c’est le processus qui effraie la classe politique dans son ensemble. D’ailleurs, certains ne se sont-ils pas enflammés contre WikiLeaks, tout en précisant que le public n’apprenait rien de nouveau dans ces révélations? A tous ceux qui croiraient encore à la soi-disant “transparence absolue” de l’organisation, voici une preuve irréfutable: aujourd’hui, 4 décembre 2010, à 15h, WikiLeaks n’a pas publié 250.000 documents sur son interface dédiée (qui d’ailleurs, est inaccessible). Il y en a un peu plus de 597, comme l’atteste la capture d’écran ci-dessous, réalisée vendredi (MàJ de 15h50: selon certaines informations, il y aurait désormais 842 mémos disponibles).

Tous ces télégrammes ont été publiés après que les cinq rédactions partenaires (le Guardian, le New York Times, Der Spiegel, Le Monde et El Pais) les aient parcourus, étudiés, contextualisés, vérifiés. Comme l’écrit Sylvie Kauffmann, la directrice de la rédaction du Monde, après qu’ils en aient “soigneusement édité” le contenu. Et comme l’a confirmé Julian Assange dans un chat avec les internautes du Guardian vendredi, ce sont les rédactions qui choisissent les informations qu’elles publient. En d’autres termes, elles choisissent également celles qu’elles ne publient pas.

Fallait-il publier ces documents?

OUI. Plutôt que de s’interroger sur le bien-fondé de l’action de WikiLeaks, il faudrait reformuler la question en ces termes: le site de Julian Assange aurait-il publié les documents sans l’assentiment des rédactions partenaires? Aurait-il massivement mis en ligne 250.000 mémos si les médias avaient refusé d’entrer dans la danse? C’est loin d’être sûr. On peut moquer l’arrogance et la mégalomanie d’Assange, mais cette fois-ci, difficile de pointer du doigt son irresponsabilité.

Mais il y a une seconde question. Est-ce aux gouvernements de protéger les secrets, ou est-ce le rôle des journalistes? Max Frankel, vétéran de la profession, lauréat du Prix Pulitzer, y répond parfaitement, en rappelant le rôle dévolu à chacun:

C’est aux gouvernements, pas à la presse, de garder les secrets tant qu’ils le peuvent, et de s’ajuster vis-à-vis de la réalité quand ceux-ci sont découverts. C’est le devoir de la presse de publier ce qu’elle apprend, et de trouver l’information où elle le peut quand on lui refuse d’y accéder.

Nous sommes là dans une zone grise. Certains considèrent que ces documents ont été volés, ce qui voudrait dire que Le Monde, mais aussi OWNI, sont coupables de recel. La situation est bien plus complexe que cela, comme en atteste la difficulté pour l’armada de juristes dépêchée par l’administration américaine à fermer WikiLeaks. Comme le résume un excellent article de The Economist, “WikiLeaks est une innovation légale, pas une innovation technique”. Je serais presque tenté d’aller plus loin: et si Julian Assange était une forme aboutie de néo-luddisme, qui privilégie la construction au bris des machines? L’utilisation du chiffrement ou le recours systématique à la technologie ne sont pas l’essence de WikiLeaks. Si tel était le cas, “le site aurait ouvert ses portes il y a dix ans”. Ce qui fait le sel de l’organisation, c’est sa volatilité, née des pare-feux légaux qu’elle a mis en place, en installant des serveurs aux quatre coins du monde par exemple.

Ces documents sont-ils utiles?

OUI. En un sens, et je l’ai déjà écrit quelques heures avant la fuite, cette nouvelle fuite ressemble à la révélation d’un “off” géant. Si les précédentes publications concernaient des rapports militaires, écrits par des appelés du contingent, les télégrammes sont inédits parce qu’ils proviennent de l’”élite”, la classe diplomatique. Non seulement WikiLeaks rompt le off, mais le site le fait dans des proportions impressionnantes. La valeur absolue impressionne autant, si ce n’est plus, que le contenu.

Dans ce nouvel écosystème des médias (où les cinq rédactions partenaires jouent le rôle de médiateur ou de tampon), Assange a très bien compris le rôle que pouvait jouer son site: celui d’un réceptacle pour tous les informateurs du monde échaudés par le manque de légitimité de la presse traditionnelle. En les regardant de près, on remarque que la plupart des articles publiés dans la presse, rédigés par des spécialistes de chaque dossier – qu’il s’agisse du nucléaire iranien ou des rouages de l’ONU – sont articulés de la sorte: “ces informations corroborent ce que l’on savait déjà”. En creux, “mais que l’on avait pas forcément publié”.

De l’avis de ses détracteurs, WikiLeaks offrirait les coulisses du monde vues à travers une meurtrière. C’est faux, précisément parce que ce grand déballage pousse, et même force, les rédactions à mettre tous les éléments de contexte sur la table. C’est la “réhabilitation du journalisme d’expertise”, comme l’écrit Patrice Flichy dans Le Monde.

Il y a même une question corollaire, structurelle: ces documents vont-ils changer quelque chose? Dans les couloirs d’une grande chaîne de télévision, Dominique Moïsi, conseiller spécial de l’IFRI et professeur à Harvard, me confiait que cette fuite marquerait peut-être “le retour de la valise diplomatique, ainsi que la fin des ambassadeurs hôteliers”. Et il s’en réjouissait.

Le processus est-il réversible?

NON. N’en déplaise aux plus sceptiques, cette fuite n’est pas un épiphénomène. Depuis quelques heures, le vocable “guerre de l’information” fait son grand retour, alors même qu’il avait disparu des radars. Pourtant, chez les futurologues de la trempe de Toffler comme chez les chercheurs les plus sérieux, l’infoguerre existe depuis près de quinze ans. Et WikiLeaks en est sa nouvelle caractérisation. De la même manière que les services de peer-to-peer ont changé la face de l’industrie de la musique en introduisant le téléchargement illégal, le site bouleverse la chaîne alimentaire des médias en y injectant sa culture pirate.

Sans souscrire les yeux fermés au discours de WikiLeaks, il faut essayer de porter le regard plus loin : peut-être s’agit-il d’une évolution structurelle du journalisme d’investigation, en même temps qu’un nouveau stade de la société de l’information chère à Castells. En leur temps, les révélations de Woodward et Bernstein sur le Watergate, comme les “Papiers du Pentagone” de Daniel Ellsberg (qui révélaient les mensonges des administrations Kennedy et Johnson au Vietnam) n’ont pas été accueillis favorablement. Le second fut même jugé pour cela. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui se demandent si WikiLeaks peut vivre au-delà de Julian Assange. Il l’a suffisamment répété, son organisation est “un concept”.

Pourrait-il arriver la même chose en France?

PEUT-ETRE. On pourrait l’imaginer, bien sûr, même si un obstacle majeur se dresserait sur la route: le secret défense est beaucoup plus verrouillé en France qu’aux États-Unis. Avec l’affaire de Karachi, le gouvernement a répété sa volonté de faciliter le processus de déclassification des documents, en rappelant aux magistrats qu’ils étaient tout à fait libres d’envoyer leurs requêtes à la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN), l’organisme indépendant chargé de statuer sur le sujet. Mais, en 2009, le Parlement a voté la classification de 19 lieux dans sa loi de programmation militaire. Seul le Premier ministre peut donner son accord pour qu’un juge d’instruction y accède. Par conséquent, force est de constater que la perméabilité du système est moindre.

Par ailleurs, on accuse souvent Julian Assange de s’en prendre exclusivement à l’administration américaine, certains observateurs n’hésitant plus à parler de “manipulation”. Pourtant, la systématisation des attaques contre les Etats-Unis est à chercher du côté d’un particularisme: l’administration américaine dispose de 16 agences de renseignement, qui regroupe près de 2.000 entreprises. Selon le Washington Post, “854.000 personnes disposent d’un accès à des informations top secret” au sein de cette vaste communauté, qu’on nomme l’Intelligence Community (IC). En outre, cette technostructure a mis en place en 2006 une plateforme de partage d’informations, Intellipedia. Pas besoin d’avoir fait Polytechnique pour constater la porosité du système.

Mais avant de songer à un WikiLeaks à la française, il faudrait résoudre une vraie carence, démocratique celle-là: l’absence d’une procédure de type FOIA (pour Freedom of Information Act): un texte issu de la Constitution américaine que n’importe quel citoyen peut invoquer pour demander – et souvent, obtenir – la déclassification des documents. Des sites comme Cryptome ou Secrecy News, antérieurs à WikilLeaks, en ont même fait leur spécialité. Dans l’Hexagone, il faut encore attendre 50 ans pour accéder aux archives. Et certains documents nominatifs ne tomberont dans le domaine public que 100 ans après la mort de la personne qui y est citée.

Peut-on fermer WikiLeaks?

NON. La sortie médiatique d’Eric Besson, revenu à son poste de secrétaire d’Etat à l’économie numérique, symbolise assez bien les enjeux du débat, mais aussi ses limites. Dans une lettre, il demande au Conseil général de l’industrie, de l’énergie et des technologies (CGIET) de “bien vouloir lui indiquer dans les meilleurs délais possibles quelles actions peuvent être entreprises afin que [WikiLeaks] ne soit plus hébergé en France”, quelques heures après avoir appris que les serveurs d’OVH étaient utilisés par l’organisation pour stocker une partie de ses données. De toutes parts, on insiste sur le fait qu’il “aura du mal à expulser” l’organisation, en se demandant s’il a vraiment “le droit de [le] faire”. Dans un communiqué, OVH annonce avoir “saisi un juge en référé” pour qu’il statue.

En attendant sa réponse, la mesure aura montré sa contre-productivité: en quelques dizaines de minutes, des dizaines de sites miroir permettaient d’accéder à WikiLeaks (selon la bonne vieille recette de l’effet Streisand), et les défenseurs du web libre pointaient les menaces de “censure politique”. Si les gouvernements veulent détruire l’idée de WikiLeaks, ils devront faire du site et de son fondateur des martyrs, une condition qui remonte aussi loin que les premiers écrits catholiques. Les voilà prévenus.

Retrouvez tous nos articles taggués WikiLeaks, notre live-blogging de la fuite ainsi que notre application dédiée à l’exploration des mémos diplomatiques

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Crédits photo: CC Geoffrey Dorne

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