Sites de presse magazine: la vitesse contre la qualité
Retour sur une enquête inédite de la Columbia Journalism Review analysant l'organisation des rédactions magazine à l'heure du web.
Aujourd’hui, la plupart des groupes de presse en France sont engagés dans une réflexion —et engagent de profondes réformes— sur l’organisation de leurs rédactions. Celles-ci doivent-elles être « bimédia », la rédaction « papier » doit-elle alimenter le site web et dans ce cas dans quelles conditions ? Qui doit avoir le final cut ? Est-ce la rédaction en chef du papier, celle du web, ou encore une rédaction en chef arbitre ? Quelle place doit avoir le secrétariat de rédaction ? Etc. Autant de questions étudiées dans une enquête inédite réalisée par la Columbia Journalism Review, et publiée en mars 2010.
Menée par sondage (auquel répondirent 665 journalistes ou responsables de rédaction), cette étude ne concerne pas les quotidiens, mais exclusivement, comme son titre l’indique, les « Magazines and Their Web Sites » américains [l'enquête ici - Pdf - payant: 25 $].
L’un des principaux enseignements de l’enquête est la profondeur du « gouffre », selon le mot de l’une des personnes interviewées, qui existe encore entre les journalistes « papier » et ceux du web. « Tous les jours, on répète à chaque employé ‘soyez au service de vos fans, soyez au service de vos fans, soyez au service de vos fans‘, jusqu’à ce qu’ils en soient imprégnés », explique un ancien rédacteur en chef du site d’EPSN. Les journalistes « papier » ne peuvent pas se retrouver dans ce type de propos, expliquent Victor Navasky et Evan Lerner, dans leur article d’analyse, Tangled Web, publié dans la Columbia Journalism Review.
En fait, expliquent-ils, les gens du web, même « s’ils ne favorisent pas toujours  la vitesse [c'est la règle du jeu sur le web, insistent les deux auteurs] sur la précision ou l’élégance du style, l’intègrent en fait dans l’équation, et ils le font d’une manière qui tend à saper les standards journalistiques traditionnels ». À l’inverse, les journalistes « papier » regardent le site « comme un produit inférieur », et considèrent parfois les gens du web « comme des citoyens de seconde-classe ».
Une position qui ne pourra guère être tenue longtemps, car maintenant de plus en plus de contenus sont d’abord développés pour le site avant d’être réutilisés par le magazine papier.
Voici les 6 points principaux :
1 – La qualité de l’information est dégradée sur le web
Le principal est le plus spectaculaire enseignement de l’étude est sans doute la diminution de la qualité de la production. Dit autrement, l’information sur les sites web est moins vérifiée [moins "fact-checkée"], moins éditée qu’elle ne l’est sur le papier, ce quelle que soit la taille du site web et du magazine et que le site soit rentable ou non.
Certes, on peut se féliciter que 89% des sites (de magazine) étudiés aient adopté un système d’édition [a contrario, 11% n'en ont pas], mais si 41% ont la même procédure d’édition pour le papier et le web, près de la moitié (48%) des groupes de presse a adopté un système moins rigoureux pour le web que pour le papier.
Ce premier résultat doit être affiné : il apparaît que ce sont les sites « importants » —c’est-à -dire ayant plus de 50.000 visiteurs uniques par mois—, qui sont les moins rigoureux dans l’édition ainsi que ceux qui sont « rentables » [par opposition aux sites "non rentables"]. Un résultat totalement contre-intuitif. La différence est du même ordre lorsqu’un site est dirigé par un rédacteur en chef « indépendant » [comprendre "indépendant" du papier] : il est nettement moins édité que lorsqu’il l’est par un rédacteur en chef papier, ce qui n’est pas le cas lorsque c’est l’éditeur [publisher] qui a la main, comme l’illustre le graphique ci-dessous :
Les blogs associés au site souffrent d’une même déshérence, puisque seule la moitié est éditée et seulement un quart « fact-checké », ce qui est peu selon les normes éditoriales américaines.
Pour ce qui concerne la correction des erreurs « après publication », le bilan n’est guère plus brillant :
- près de 9 fautes mineures  (coquilles, fautes de typo, fautes d’orthographe) sur 10 sont corrigées sans que le lecteur en soit informé ;
- près de la moitié (45%) des erreurs factuelles (erreurs de date, de lieu, etc.) sont corrigées sans que le lecteur en ait connaissance ;
- un tiers environ (37%) des erreurs factuelles sont corrigées et font l’objet d’une note détaillant la nature de l’erreur ;
- 6% laissent l’erreur telle quelle sur le site, mais rédige une note corrective ;
- 1% regroupe toutes les erreurs dans une section spéciale du site.
2 – Le « papier » dirige le web
Ici, très clairement les sites web n’ont pas acquis leur « indépendance », puisque dans les domaines de décision aussi important que le budget, le contenu et la conception [look and feel] du site, les rédacteurs en chef web ne sont respectivement que 11%, 19% et 33% à avoir la main. Inversement, près des trois quarts des rédacteurs en chef papier (72%) décident du contenu du site web. Le graphique ci-dessous montre très clairement que le « papier » conserve la haute main sur le web, en particulier pour ce qui concerne le contenu et le « ton » adoptés sur le site.
Or, cette situation semble être contre-productive, puisque les sites web dont le budget est contrôlé par des rédacteurs en chef « papier » ont pratiquement deux fois plus de chance d’être en déficit (40%) que bénéficiaires (21%). Ce constat se vérifie par le fait que les sites « rentables » ont dans la majorité des cas (67%) leur budget contrôlé soit par un rédacteur en chef web, soit directement par l’éditeur [publisher].
3 – Inutile d’avoir une expérience préalable pour travailler sur le web
Naïvement, on pourrait penser que pour travailler sur le web, il faut avoir été formé pour ce type de travail, ou du moins avoir une expérience dans ce domaine. L’enquête fait l’effet d’une douche froide. En effet, 59% des personnes « apprennent à travailler pour le web lorsqu’elles sont en poste », autrement dit « sur le tas », et seulement 29% sont embauchées avec une expérience web préalable.
En revanche, la coordination « papier » et web semble être une notion qui progresse, mais là encore il faut nuancer :
- 63% des magazines étudiés ont un « groupe éditorial » qui supervise à la fois les contenus papier et web, dans le sens de contenus « exclusivement produits pour le web ».
- 20% ont des rédactions séparées « papier » et web, sachant que 6% n’ont pas de relations régulières, alors que 14% discutent du contenu et ont une forme de partage de la charge de travail ;
- 16% n’ont pas de contenu web spécifique, ce qui signifie que le contenu provient exclusivement du « papier ».
4 – Une forte présence sur les réseaux sociaux
Les magazines américains (du moins leurs sites) ont pris la mesure de l’importance des blogs, puisque 64% d’entre eux ont une plateforme de blogs, et des réseaux sociaux, sur lesquels près de la moitié (47%) ont une présence active, 28% une pratique irrégulière et 23% en sont absents. Twitter et Facebook sont les deux outils plébiscités, tandis que Myspace, Reddit, Delicious et dans une moindre mesure LinkedIn ou Digg sont considérés comme moins efficaces.
Les blogs sont essentiellement alimentés (à 84%) par les rédacteurs du site ou du « papier », mais un gros tiers des sites (39%) utilisent aussi des pigistes ou des auteurs sous contrat. La décision de créer des blogs est facilitée lorsque ce sont des rédacteurs en chef web qui ont la main sur le budget. Ces derniers laissent d’ailleurs plus facilement la bride sur le cou à leurs blogueurs. En effet, lorsqu’ils sont les décideurs, le contenu de près de 4 blogs sur 10 peut-être considéré comme étant plus ou moins indépendant du système de contrôle éditorial du magazine. Ce n’est pas le cas lorsque la décision revient à un rédacteur en chef « papier » : seul 2 blogs sur 10 peut alors avoir un contenu « plus ou moins indépendant ».
5 – Des statistiques sous-exploitées
Près de la moitié des responsables de magazines (43%) n’utilisent pas les statistiques de trafic. Ils ne sont que 39% « à avoir une bonne compréhension des contenus qui ‘marchent bien‘, et à posséder cette information lorsqu’ils prennent leurs décisions éditoriales », et seuls 8% suivent réellement de très près ces statistiques, considérant « que c’est un de leurs principaux facteurs de décision ».
6 – La publicité clé de la rentabilité
Pas de miracle : seul un tiers des sites de magazine étudiés dans cette enquête sont rentables (32%), avec une tendance caractéristique : plus la périodicité du journal « papier » s’allonge, moins le site a de chance d’être rentable, à la seule exception des sites de bimensuel [cet "accident" est peut-être dû à la faiblesse de l'échantillon observé], comme le montre le graphique ci-dessous :
Par ailleurs, il est préférable que le magazine « papier » ait une diffusion supérieure à 2 millions d’exemplaires, car c’est à partir de ce seuil que la proportion de sites rentables augmente, puisque dans cette catégorie 42% des sites le sont. La règle du « plus on est gros, plus on a de chances d’être rentable » s’applique aussi en terme de trafic, puisque seuls 21% des sites ayant moins de 50.000 visiteurs uniques par mois s’avèrent rentables, contre 62% de ceux qui ont plus de 2 millions de visiteurs uniques par mois.
Sous-jacente à la question de la rentabilité, se pose celle de la gratuité du contenu. L’enquête  montre que 65% des sites qui dégagent un bénéfice sont gratuits. Un résultat qui se comprend : la publicité sur le site est de très loin la principale source de ressources, distançant toutes les autres ressources comme la vente de produits, les dons, les abonnements au site ou au papier, ou encore l’accès aux archives ; chacun de ces postes représente quelques pour cents des ressources des sites. Pour les sites rentables cette distorsion s’accroît encore. Pour 83% d’entre eux, la publicité représente la principale source de revenus.
Billet initialement publié sur Mediatrend
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