Trois révolutions arabes, trois flops français

Le 9 mars 2011

Visite de Kadhafi à Paris en 2007, réaction tiède au changement de régime et tribulations de Michèle Alliot-Marie en Tunisie… Depuis 2007, la France s’est ringardisée dans le monde arabe. Comment en est-on arrivé là ?

« La France n’a rien vu venir », « on pensait que Ben Ali tiendrait », « on n’a toujours rien compris de ce qui s’est passé en Tunisie ». Deux mois après la chute du président tunisien Zine el Abidine Ben Ali, on se remet doucement, dans les allées du pouvoir français, de la surprise causée par la révolution tunisienne. Et le manque de discernement de l’ambassadeur de France alors en poste à Tunis, Pierre Menat, qui prédisait que Ben Ali pouvait reprendre la main quelques heures avant sa fuite en Arabie Saoudite, a bon dos.

Si l’ancienne ministre des Affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie, remplacée depuis par Alain Juppé, sert aussi de paratonnerre pour avoir proposé le savoir-faire français à une police tunisienne en pleine répression et s’être engluée dans les révélations du Canard Enchaîné concernant ses vacances tunisiennes et les liens d’affaires qui unissent ses parents à un proche du régime de Ben Ali, rares sont ceux qui se sont interrogés sur le rôle du discret conseiller diplomatique de Nicolas Sarkozy, Jean-David Levitte.

Diplomate de l’ombre

Lui aussi souffre pourtant de cette « cécité mentale » (l’expression est du président algérien Abdelaziz Bouteflika) qui caractérise la diplomatie et l’exécutif français. Entre vacances au soleil dans un pays qui n’est pas stratégique pour la marche du monde et l’efficace propagande du régime tunisien (plutôt Ben Ali que Ben Laden), beaucoup ont vite fait de ne pas voir. Jean-David Levitte ne déroge pas à la règle. En 2008 déjà, à la veille d’une visite d’État du président français à Tunis, le sherpa de Nicolas Sarkozy déclarait aux journalistes accrédités pour suivre le président français que des trois pays du Maghreb, la Tunisie est celui avec lequel la France entretien « la relation la plus dense et la plus apaisée ».

Quant à son épouse, Marie-Cécile Levitte, elle se faisait photographier tout sourire lors d’une soirée organisée en novembre 2008 par Hosni Djemmali, homme-clé de la France-Tunisie et patron du groupe hôtelier Sangho qui, du temps de Ben Ali, tenait table ouverte pour les journalistes dans les meilleurs restaurants du quartier de la Bourse. Ce dernier avait même publié la photo de l’épouse du conseiller diplomatique dans son magazine à la gloire du régime de Ben Ali, Tunisie Plus ! Mais on pourrait tout aussi bien citer, comme le raconte le journaliste Nicolas Beau sur son blog la façon dont Jean-David Levitte a étouffé une tentative de protestation du Quai d’Orsay après l’expulsion de Tunisie en 2009 de la journaliste du Monde Florence Beaugé. Il eut gain de cause alors même que Claude Guéant, le secrétaire général de l’Élysée, partageait, pour une fois, l’initiative des diplomates ! Voilà une anecdote qui en dit long sur qui avait la main sur le dossier tunisien à l’Élysée.

Jean-David Levitte, à droite sur la photo

Surprise, c’est encore et toujours le même Jean-David Levitte qui, il y a trois semaines, agissait en coulisses pour imposer son candidat au poste d’ambassadeur de France en Tunisie, Boris Boillon. Ce dernier était pourtant sensé remplacer le diplomate Bernard Bajolet à la coordination du renseignement à l’Élysée. Un poste qui a depuis été pourvu par Ange Mancini. Boris Boillon a, entre temps, signé une entrée en matière remarquée à Tunis : depuis qu’il a rudoyé des journalistes posant des questions sur l’attitude honteuse de la France pendant la révolution du jasmin, des manifestants se rassemblent régulièrement devant l’ambassade de France aux cris de « Boillon dégage » !

Des ambassadeurs de France trop complaisants avec Ben Ali

Quant aux deux prédécesseurs de Boris Boillon, Pierre Menat et Serge Degallaix, qui se sont illustrés par leur complaisance à l’égard du système Ben Ali alors même que des entrepreneurs français et franco-tunisiens appelaient l’ambassade à l’aide après avoir été spoliés ou persécutés par des proches de Leila Trabelsi, la première dame tunisienne, ils ont travaillé dans le passé avec Jean-David Levitte.

Serge Degallaix tout d’abord. Très bien en cour, tout comme son épouse, auprès des clans Ben Ali et Trabelsi, il était qualifié par certains opposants tunisiens d’« ambassadeur de Ben Ali en France ». Nommé à Tunis sous Jacques Chirac en 2005, il a occupé son poste jusqu’en 2009. Soit quatre longues années au lieu des trois habituelles pour un ambassadeur. Le tout assortit d’un beau scandale : en 2006, son fils avait organisé une soirée payante au sein de l’ambassade, propriété de l’État français ! Un impair de taille autrement plus grave que les coups de sang de Boris Boillon contre les journalistes tunisiens. Comme Boillon, lui aussi connaissait bien Jean-David Levitte comme le prouve cet arrêté ministériel de 1994. On y apprend que Serge Degallaix était alors l’adjoint du directeur général des relations culturelles, scientifiques et techniques du Quai d’Orsay qui s’appelait alors… Jean-David Levitte !

Son successeur à Tunis, Pierre Menat, sacrifié sur l’autel de la révolution tunisienne et qui n’est resté en poste que 17 mois (lisez la lettre d’adieux qu’il a envoyé à des amis journalistes en Tunisie), a, lui aussi croisé Jean-David Levitte au long de sa carrière de diplomate. Une première fois entre 1986 et 1988 lorsque Menat était conseiller technique au cabinet de Jean-Bernard Raimond alors ministre des affaires étrangères et Levitte directeur adjoint du cabinet du même ministre. Puis entre 1995 et 1997 lorsque Menat était conseiller pour les affaires européennes à la présidence de la République où Jean-David Levitte officiait comme sherpa de Jacques Chirac.

Avec trois ambassadeurs connaissant de longue date le conseiller diplomatique de l’Élysée et tous partisans de la même ligne politique envers Ben Ali, on n’est plus dans le hasard mais dans le cadre d’un réseau qui a largement contribué à ridiculiser la France en Tunisie. Et, par ricochet, auprès de nombreuses opinions publiques arabes subjuguées par la révolution tunisienne.

Les flops économiques de la France chez Kadhafi

Autre pays, autre flop français. Avant de ne plus savoir sur quel pied danser en Libye — Kadhafi, dont on ne se lassera jamais de relire les grands classiques sur son site web, conservera-t-il son poste de dictateur sanguinaire ? — sous Nicolas Sarkozy, la France s’est engagée dans une effrénée course aux contrats avec les clans entourant le colonel Kadhafi. « Entre Paris et Tripoli, la relation n’était basée que sur le business ! » s’exclame cet initié du dossier franco-libyen.

Après la visite de Kadhafi en France en 2007, les relations se sont tendues. Nicolas Sarkozy lui en a voulu pour son comportement. La France ne parlait plus en direct au colonel. La relation passait par Claude Guéant et son interlocuteur privilégié, à savoir Moussa Koussa, ancien patron des services de renseignements.

Un Claude Guéant qui a depuis été nommé ministre de l’Intérieur et qui, du temps où il était secrétaire général de l’Élysée exigeait d’avoir la mainmise totale sur le dossier de l’avion de chasse Rafale. Avec le succès que l’on connaît…

En décembre 2007, dans un moment d’euphorie sans doute, Nicolas Sarkozy annonçait pour 10 milliards d’euros de contrats entre la Libye et des entreprises françaises, une somme sensée inclure la vente de 14 avions Rafale. Au même moment, à Tripoli, une délégation composée de vingt entreprises américaines, dont Lookheed Martin, rencontrait d’importants dignitaires libyens. Par exemple, le colonel Abdallah Senoussi, beau-frère de Kadhafi et principal accusé dans l’attentat contre le DC-10 d’UTA escortait plusieurs dirigeants de sociétés américaines dans leurs déplacements…

« Le Zambèze n’est pas la Corrèze »

À l’heure où le Guide libyen serait, selon la chaine qatarie Al Jazeera, en train de négocier son départ, seul EADS a réussi à conclure un contrat significatif en vendant 21 avions à deux compagnies aériennes libyennes pour 3 milliards d’euros. On est loin, très loin, des promesses de Nicolas Sarkozy qui a beaucoup caressé le colonel Kadhafi dans le sens du poil. Dans le passé et sous d’autres cieux diplomatiques, les vendeurs d’armes français ont pourtant réussi à faire de juteuses affaires en Libye : entre 1970 et 1989, Tripoli avait ainsi acheté 121 Mirage 5 et 32 Mirages F1-C à Dassault, 60 batteries de missiles sol-air à Thomson/CSF et des navettes lance-missiles Combattante 2 (CMN).

La critique publique la plus acérée en direction de l’Élysée et de Claude Guéant qui gérait le dossier libyen et, d’une manière générale les dossiers africains avant d’être nommé à l’Intérieur, ne revient pourtant pas aux industriels de la Défense mais à un diplomate atypique, en l’occurrence Jean-Christophe Rufin, ex ambassadeur de France au Sénégal :

Ce n’est pas forcément un connaisseur de l’Afrique, il traite ces dossiers comme il en traite beaucoup d’autres, à la (manière) préfectorale. Mais bon, le Zambèze et la Corrèze, ce n’est pas tout à fait la même chose.

Hosni Moubarak, une mauvaise pioche pour Henri Guaino

Quant à l’attitude de la France en Égypte, elle est nettement plus anecdotique mais, là encore, le vent de révolution qui souffle sur le monde arabe donne un sérieux coup de vieux à sa diplomatie. En lançant son Union pour la Méditerranée (UPM), une belle idée qui s’est vite ensablée, le conseiller spécial de Nicolas Sarkozy, Henri Guaino, a tout misé sur Hosni Moubarak. Et l’a choisi pour co-présider avec Sarkozy sa chère Union pour la Méditerranée. Encore une mauvaise pioche.

Une habitude décidément bien française dès qu’il s’agit du monde arabe. L’arrivée d’Alain Juppé au Quai d’Orsay et le départ de Claude Guéant pour la place Beauvau suffiront-t-il à redorer le blason de la diplomatie française et à réhabiliter le drapeau tricolore auprès des opinions publiques arabes ?

Crédits Photo FlickR CC : l r / mrecic arg / c a r a m e l

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