La cartographie, contre-pouvoir du citoyen
Devant le déficit de démocratie urbaine en France, quel rôle pour le citadin-citoyen quand les acteurs de la gouvernance urbaine rechignent à déléguer un peu de leur pouvoir ? Voyage cartographique militant avec Microtokyo.
Le détournement aussi original qu’iconoclaste de la cartographie, opéré par les collectifs Bijari (Brésil) et Los Iconoclasistas (Argentine) vous était présenté  récemment sur Microtokyo, dans le cadre de leur travail de sensibilisation contre les projets de gentrification1 de deux quartiers populaires de grandes métropoles : La Barceloneta à Barcelone et Pinheiros à São Paulo.
De telles interventions à la frontière de l’esthétique et du politique sont plus que jamais nécessaires. Qu’en est-il maintenant ?
Esthétique et politique de la carte
La pratique de la cartographie ne date pas d’aujourd’hui : Ptolémée, père de la géographie, élaborait déjà des relevés en 150 avant JC. Les pouvoirs en place dans les sociétés utilisant la carte ont compris très tôt que cette dernière est un formidable outil de renseignement permettant tantôt d’organiser et d’aménager un territoire, tantôt de l’envahir et de le soumettre. Savoir et pouvoir vont très bien ensemble, l’actuelle opération militaire en Libye nous le rappelle.
Mais déjà , une carte, c’est quoi ?
C’est une représentation simplifiée, sélective et codifiée d’espaces le plus souvent réels. Elle permet d’optimiser la compréhension de ces derniers et de faciliter leur usage au service ou contre des populations. La carte est un outil orienté, à triple titre : elle situe dans l’espace et les critères retenus ne sont pas neutres puisqu’elle sert l’action politique. Pour en faire une, on effectue déjà un relevé des contours de l’espace support à représenter : c’est le fond. On relève ensuite des données statistiques qu’on représentera ensuite sur celui-ci : population, industrie, flux divers, etc… Enfin, en fonction du choix des données, on conçoit les éléments graphiques (icônes, codes couleurs, styles) qu’on assemble avec d’autres renseignements (légende, échelle, rose des vents).
La carte comporte une double dimension politique et esthétique. C’est aussi une création graphique et imaginaire, voire virtuelle : elle modèle notre perception du monde environnant.
Les cartes contemporaines diffèrent de celles statiques, jadis élaborées à partir de patients relevés topographiques, en ce qu’elles sont désormais conçues à partir d’outils numériques tel que le GPS ou les photos satellite. Elles acquièrent ainsi une dimension dynamique. On conçoit désormais des cartes dont la permanente actualisation se fait en fonction de l’échelle temps mais aussi des mouvements de population, des échanges commerciaux, des activités humaines… à tel point qu’on ne sait plus trop bien qui de l’oeuf, qui de la poule : est-ce la carte qui fait l’usage du territoire ou l’inverse ?
Mais il y a plus : de chasse gardée du géographe et de l’homme politique, la cartographie est de plus en plus récupérée par les citoyens et les acteurs civiques. Manière de contrer l’adversaire avec ses propres armes ?
Réappropriation de l’espace urbain
L’essoufflement de la démocratie représentative ainsi que la diminution des libertés consenties sur l’espace public (médias, web participatif, think tanks, secteur associatif…) et les espaces communs (rues, places, avenues, restaurants, centres commerciaux…) vont de paire avec la montée en puissance des mouvements civiques oeuvrant pour la réappropriation de l’espace urbain. Faire reconnaître son droit à la ville face à des gouvernances urbaines peu flexibles.
Ainsi, le collectif pluridisciplinaire du Bureau d’études établit la cartographie des lieux de pouvoir économique et social à Grenoble.
Celle-ci nous donne à voir les liens entre firmes transnationales, banques, siège de lobbies, structures de recherche, universités, zones résidentielles, concentration de personnalités locales, lieux de culte. Démarche militante bien différente de la représentation officielle du territoire ! Le Bureau d’études nous rappelle ainsi que celle-ci est construite avant que les citoyens ne s’approprient les lieux représentés : la carte officielle – filtre occultant la réalité qu’elle prétend représenter, précède celle de l’usage civique de l’espace urbain.
Quant à elle, l’Echelle inconnue menée par l’architecte-artiste Stany Cambot propose notamment à la diaspora algérienne de plusieurs villes françaises (Marseille, Bordeaux, Toulon, Amboise et Pau) de redessiner les plans urbains de la Smala du héros Abd El Kader, capitale de la résistance au colon français au XIXème siècle. Plusieurs points intéressants dans ce projet : la prise en compte de l’histoire post-coloniale en faisant participer plusieurs générations, l’incitation à l’empowerment (prise de pouvoir) de populations naguère perçues comme subalternes, mise en place d’un urbanisme participatif où artiste-architecte et populations croisent leurs compétences (techniques, d’usage, mémoire, imaginaires…). Quand culture et ingénierie urbaine font bon ménage…
La carte urbaine peut également déjouer les stratégies de contrôle. Ainsi, l’Echelle inconnue dresse la carte de vidéosurveillance de Rouen. Outre Atlantique, le laboratoire de recherche technologique Institute for applied autonomy met en place le projet iSee, dispositif de cartographie web pointant les lieux de Manhattan équipés de caméras de vidéosurveillance et proposant aussi des itinéraires alternatifs permettant de les éviter. Ces usages de la carte semblent renvoyer à une autre carte : celle de la répartition des populations dans le tissu urbain.
Dans les centres-villes, de plus en plus, les populations privilégiées n’ont qu’une trouille : être assaillies par les populations plus humbles et populaires envoyées, voire reléguées aux périphéries, avec tous les problèmes socio-économiques sous-jacents. D’où les caméras de sécurité, qui loin d’être une solution, ne sont qu’un syndrome d’une partition de la société.
La carte ne se contente pas de montrer des points et des lieux : elle donne peut-être à voir des réseaux, des flux. Le projet MAP-it organisé par le Youth Network of European Cultural Parliament propose ainsi aux différents acteurs culturels de repérer les lieux, les structures et les valeurs (identité européenne, pédagogie, dialogue, démocratie) désireux d’interagir tant à l’échelle du continent qu’à celles nationale et locale. Faut-il également s’étonner que la PEPRAV (Plate-forme européenne de pratiques et de recherche alternative de la ville) ou encore l’Atelier d’architecture autogérée utilisent la carte pour fédérer tous les partenaires dans le cadre de projets civiques ?
Vers le partage et l’échange
Enfin, pour boucler la boucle, le programme collaboratif Open Street Map propose à tout citoyen d’établir et d’affiner des cartes libres sous licence libre via le web 2.0. Initié en 2004, le projet naît de l’indignation d’un certain Steve Coast, décidé à en finir avec le monopole des agences de cartographie. En effet, au Royaume Uni, l’Ordnance Survey, bien que financée par le contribuable britannique, a tous les droits sur la production et la reproduction des cartes officielles. En lançant Open Street Map, Coast remet ainsi en cause le caractère unitaire de la production de données cartographiques officielles sur la ville.
Au fond, pourquoi le citadin en saurait-il moins que le géographe ? Pourquoi ne pas coupler les compétences d’usage avec les données satellitaires, notamment de Yahoo, et GPS ? Pourquoi ne pas partager la somme de ces données, en faire un bien commun accessible à tous ? Open Street Map propose ainsi itinéraires routiers, de transports publics, de randonnées et cartes marines. Tout internaute peut ainsi contribuer à la numérisation, la création et au perfectionnement des cartes.
Bref, il n’y a pas de fatalité. Ni pour les citadins inquiets de voir la qualité de l’espace public et des espaces communs se dégrader, ni pour les institutionnels. Pour les premiers, les technologies numériques permettent non seulement d’avoir un regard alternatif sur l’espace urbain et ses usages, mais également d’en construire de nouveaux, plus proches de notre expérience sensible et quotidienne de la ville.
Pour les seconds, qu’ils se rassurent : donner davantage de pouvoir de création et de décision aux citoyens urbains ne revient pas à leur donner TOUT le pouvoir. Ce qui est sûr, c’est qu’il est vain de se crisper sur l’actuel système de gouvernance urbaine, supposé représentatif, sauf à vouloir alimenter le mécontentement et briser une mouvance profonde de la société civile. Si tel était le cas, il n’est pas dit que la réaction se traduira par la voie des urnes.
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Publié initialement sur le blog Microtokyo sous le titre, La cartographie des citadins mécontents (et constructifs)
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Références :
Réflexions sur la place du citoyen-usager-citadin commun dans le cadre du  master Projets culturels dans l’espace public de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne avec le cycle de rencontre Artivisme.
Crédits photos et illustrations :
Via Flickr : carte du monde, 1630, par Henricus Hondius, sur la page de Changhua Coast Conservation Action [cc-by-nc-sa]
Captures d’écrans : Carte  Chronologie des liens entre recherche, armée et politique à Grenoble depuis 1900 de Bureaudetudes.org ; le Plan de la Smala d’Abd El Kader avec la population algérienne à Amboise, Bordeaux, Pau, Marseille et Toulon de Echelleinconnue.net ; Carte Mapit sur Microtokyo; logo Openstreetmap
- ndlr : Apparu dans les années 1960, le terme de gentrification désigne au sens strict la réhabilitation physique de certains quartiers urbains et le remplacement de leur population par des catégories plus aisées (…) http://www.cairn.info/ [↩]
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